Agota Kristof


Le grand Cahier, Edition du Seuil, 1986

Le troisième mensonge, (Edition du Seuil, 1991) Editions Corps, 1992.

La preuve, Edition du Seuil, Paris, (1988) 1995

L'Analphabète, (Editions Zoé, 2004) Editions a vue d'oeil, 2005


Lire : 

N° 1 - GENÈSES CONTEMPORAINES- AGOTA KRISTOF DU COMMENCEMENT À LA FIN DE L’ÉCRITURE

Rencontre avec l’auteur de La Trilogie des jumeaux. Ses repentirs, ses grandes envolées dans l’écriture, son silence aujourd’hui

par Guillaume Bellon et Erica Durante


Voir :

Le grand cahier, de Janos Szasz, représentant de la Hongrie aux Oscars 2014.


Le défi d’une "analphabète"


Dans le très puissant « Grand Cahier », Agota Kristof d’emblée nous donne à vivre le lien, au centre de l’écriture et de la lecture, entre la mécanique du texte et les effets produits sur le lecteur. Les jumeaux narrateurs nous y révèlent en effet, explicitement, les critères selon lesquels ils expurgent l’écriture, se contentant de décrire, s’en tenant aux faits : « Nous devons écrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons. Par exemple, il est interdit d’écrire : “ Grand-Mère ressemble à une sorcière ” ; mais il est permis d’écrire : “ Les gens appellent Grand-Mère la Sorcière.” […] Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues ; il vaut mieux éviter leur emploi... » ; et l’on comprend, viscéralement, comment taire les sentiments les révèle. Passée l’impression de paradoxe, il apparaît évident que l'épure permet au lecteur de ressentir avec force car c’est à lui de faire sa part du boulot, de remplir l’espace laissé libre par l’auteur. Suivant ses propres représentations, il s’approprie le texte, y pénètre, et le vit, ce qui donne aux atmosphère et sentiments une puissance inégalable..

 

« L’Analphabète » nous permet de prolonger la réflexion en nous intéressant à l’exil qui fut le sien.

« Au début, il n’y avait qu’une seule langue » écrit, dans ce même style direct devenu sien par la force des choses, celle qui, dès l’âge de 4 ans, lit courrament le hongrois. « Je ne pouvais pas imaginer qu’une autre langue puisse exister, qu’un être humain puisse prononcer un mot que je ne comprendrais pas. » C’est à 9 ans, quand la famille déménage, que la petite fille découvre l’allemand puis le russe, langues liées à « l’ennemi ». A 21 ans, c’est la fuite, l’exil. L’Autriche, puis la Suisse, où elle s’arrête « par hasard dans une ville où l’on parle le français ». Commence alors un véritable affrontement contre cette « langue ennemie que je parle depuis 30 ans mais ne connais toujours pas [et qui tue] ma langue maternelle. » C’est que « 5 ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais je ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. […] Je connais les mots. Quand je les lis, je ne les reconnais pas. Les lettres ne correspondent à rien. Le hongrois est une langue phonétique, le français, c’est tout le contraire. » Elle qui aurait écrit « n’importe où, dans n’importe quelle langue » recommence l’école pour apprendre à lire. « Je sais que je n’écrirai jamais le français comme l’écrivent les écrivains français  de naissance » écrit-elle, nous priant presque de l’excuser : «  je l’écrirai comme je peux, du mieux que je le peux. » Ne devrions-nous pas plutôt la remercier de cette leçon de littérature française qu’elle nous donne, au prix d’une « lutte pour conquérir cette langue, une lutte longue et acharnée qui durera toute ma vie » ?


Réjane Peigny

(Article paru dans la revue "Parenthèse 9" en 2011)



L'analphabète, extrait


Quand nous allons rendre visite aux parents de ma mère, qui habitent dans une ville proche,

dans une maison avec de la lumière et de l'eau, mon grand-père me prend par la main,

et nous faisons ensemble le tour du voisinage.

Grand-père sort un journal de la grande poche de sa redingote et dit aux voisins :

-      Regardez !  Ecoutez !

Et à moi :

-      Lis.

Et je lis.  Couramment, sans faute, aussi vite qu'on me le demande.

Mise à part cette fierté grand-parentale, ma maladie de la lecture m'apportera plutôt des

reproches et du mépris :

« Elle ne fait rien.  Elle lit tout le temps. »

 « Elle ne sait rien faire d'autre. »

« C'est l'occupation la plus inactive qui soit. »

« C'est de la paresse. »

Et surtout : « Elle lit au lieu de ... »

Au lieu de quoi ?

« Il y a tant de choses plus utiles, n'est-ce pas ? »

 Encore maintenant, le matin, quand la maison se vide et que tous mes voisins partent au travail, j'ai un peu mauvaise conscience de m'installer à la table de la cuisine pour lire les journaux pendant des heures, au lieu de … de faire le ménage, ou de laver la vaisselle d'hier soir, d'aller faire les courses, de laver et de repasser le linge, de faire de la confiture ou des gâteaux …

Et, surtout, surtout !  Au lieu d'écrire.

 


 « La vérité, le mystère indicible, émerge dans L’Analphabète, qui re-parcourt l’humiliation d’un peuple et le rapport tourmenté avec l’écriture, la tentative de la mortifier quand on ne la contrôle plus totalement. »

« Agota Kristof. L’écriture ou l’émergence de l’indicible », par Silvia Audo Gianotti