Un jour, ils sont là. Un jour, sans aucun souci de l’heure. On ne sait pas d’où ils viennent, ni pourquoi ni comment ils sont entrés. Ils entrent toujours ainsi, à l’improviste et par effraction. Et cela sans faire de bruit, sans dégâts apparents. Ils ont une stupéfiante discrétion de passe-muraille.

Ils : les personnages.

On ignore tout d’eux, mais d’emblée on sent qu’ils vont durablement imposer leur présence. Et on aura beau feindre n’avoir rien remarqué, tenter de les décourager en les négligeant, voire en se moquant d’eux, ils resteront là. Là, en nous, derrière l’os du front, ainsi qu’une peinture rupestre au fond d’une grotte, nirnbée d’obscurité. Une peinture en grisaille, mais bientôt obsédante.

Là, à la frontière entre le rêve et la veille, au seuil de la conscience. Et ils brouillent cette mince frontière, la traversent continuellement avec l’agilité d’un contrebandier, la déplaçant, la distordant. Là, plantés sur ce seuil mouvant avec la violence immobile et mutique d’un mendiant qui a jeté sur vous son dévolu et qui ne partira pas avant d’avoir obtenu ce qu’il veut. Mais que veut un mendiant qui ne dit rien, ne tend pas la main, ne vous regarde même pas dans les yeux ?

 

D’ailleurs, ils ne se présentent pas toujours de face, il leur arrive de ne se montrer que de profil, de trois quarts, ou carrément de dos. Certains se tiennent debout, d’autres assis, ou encore allongés.

Et tout le temps que dure leur visite (des mois, parfois des années), ils ne changent pas de position. Ils demeurent tels qu’à l’instant de leur première apparition. Sauf exception. Ils ne se présentent jamais en groupe, pas même à deux. Chaque personnage est unique et surgit solitairement. Ce peut être un homme, une femme, de n’importe quel âge, de l’enfance à la grande vieillesse, et d’apparence quelconque. C’est l’opiniâtreté de sa présence qui le rend remarquable, non son aspect. Du début à la fin de sa visite sous forme d’image crypto-frontale, il reste seul. Des mois, des années, farouchement seul. Il ne se lève, ne s’anime et ne se laisse rejoindre par d’autres personnages qu’à partir du moment où son «hôte» décide enfin de se mettre en mouvement d’écriture pour tenter de convertir son image obsédante en récit. 


(...)


À peine né à notre conscience, chaque personnage souhaite naître de nouveau, autrement. Il veut naître au langage, s’y déployer, y respirer. S’y exprimer. Il veut avoir une vie textuelle. Doué d’une patience minérale, ce mendiant silencieux attend de recevoir une aumône qu’il estime lui être due. Le don d’une peau couleur de feuille où naître à une vie d’encre, le don d’une chair de mots, d’un sang verbal. L’offrande d’une histoire dont lui-même ne sait rien de précis, et nous bien moins encore, mais qui lui revient au nom d’une dette énigmatique contractée par nous du seul fait de l’avoir laissé dormir dans les douves de notre imaginaire, enveloppé dans sa chrysalide de songe, et de l’avoir bercé dans les houles de nos rêves. Sans une parole il revendique le droit de s’extraire de ces limbes où il a longtemps sommeillé, et d’enfin recevoir la possibilité d’agir. Sans une parole il nous dicte son vœu, lequel a force d’ordre tant il est impérieux : être écrit.


(...)


Il ne dit rien, certes, mais il est si passionnément désireux de passer dans la langue, d’être accueilli dans l’écriture, qu’il fait vibrer le langage en sourdine. Son corps immatériel est tissé de mots en vrac, ourlés de nuit et cousus de silence. Alors le langage se met à remuer étrangement dans la pensée encore indécise du romancier sollicité. Il remue, il remue, comme une eau inquiète, une lave en tourment, balbutiante.


(...)


Le romancier aurait donc à déchiffrer les pâles paroles mendiantes qui affleurent sa conscience et à les transcrire noir sur blanc. Il aurait à répercuter leur cri blême, à lui donner force en l’incarnant dans la chair des mots. Ces deux actions, déchiffrer et transcrire, ne sont en réalité pas si distinctes ni successives; elles se déroulent plus ou moins simultanément, elles s’entremêlent et s’influencent mutuellement. On n’écrirait rien si on n’avait pas au préalable beaucoup lu - pas seulement des livres, bien sûr, mais aussi la vie, le temps qui passe, les événements proches et lointains qui ont lieu, et les autres, tant dans leurs paroles que dans leurs agissements, leur comportement, leur visage et leur corps, et soi-même, pétri dans la même pâte, la même glaise, la même boue que tous les autres. On n’écrirait rien si on ne procédait pas à une lecture continue du monde - lecture qui brasse les cinq sens, qui scrute le banal autant que l’exceptionnel, observe pareillement le beau et le laid, le bon et le mauvais, se penche sur l’énigme du bien autant que sur celle du mal (car, au fond, aucun des deux ne «va de soi») ; lecture plurielle, zigzagante, radicante et proliférante. Lecture vivace, qui est un processus d'interprétation intellectuelle et affective du monde.


Inversement, lire, c’est déjà écrire, car toute interprétation est un travail d’éclaircissement par débroussaillage et démêlement de significations à la fois éparses et enchevêtrées, un effort d’explication; ce faisant, on déplace le sens mis au jour, on le réoriente et on le transforme, on fabrique du nouveau sens. On fabule.

Le romancier, lorsqu’il écrit sous la pression intérieure d’un personnage lui réclamant sa part de mots, sa part de vie, s’aventure à fond dans ce double mouvement d’écriture/lecture aussi opposé que complémentaire, et qui le rend aussi passif qu’inventif. C’est pourquoi il ne peut «bien» lire (entendre, comprendre, interpréter) ce que semble vouloir lui dire le personnage qui le taraude qu’en écrivant: c’est le geste d’écrire, fût-ce à tâtons sur une feuille d’une blancheur à première vue stérile, décourageante, voire écoeurante, qui dispense progressivement au romancier (mais à un rythme souvent discontinu) un peu de clarté, des brins de sens, lui ouvre des pistes. Le geste d’écrire est toujours geste de délivrance.


« Les personnages »

Sylvie Germain

   Gallimard, 2004