“Voila, bien sûr, ce que doit faire un écrivain, dit l’écrivain. Planer comme un aigle au-dessus des personnages qu’il veut suivre. En l’occurrence le médecin et le colonel.”

“Ils existent donc ? demanda l’autre écrivain. Tu te sers de personnages réels ?”

“Ils existent dés le moment ou on les a imaginés”, répondit 1’écrivain, qui n’en était pas du tout certain. La conversation l’ennuyait.

Comment expliquer à l’autre qu’il ne vovait ni le médecin ni le colonel, qu’il venait de les inventer tout en parlant, pour avoir la paix ? (Toujours parler boutique, grands dieux ! “Et pourquoi tu ne fais plus rien ?”...) Dans les vastes pieces vides où séjournaient à présent ses pensées, un hall de gare,1a salle d’attente d’un hopital, un gymnase, il discerna vaguement les contours d’une silhouette militaire. Des épaulettes.


(...)


“Quel âge ont-ils ?” demanda l’autre écrivain.

L’écrivain ne répondit pas. Etait-ce d’avoir apercu ces épaulettes ? Il savait désormais qu’il s’agissait d’une caseme. Dans la cantine vide de cette caserne, il vit passer le stéthoscope, accompagné de rien ni de personne. L’objet volant traversait la pièce à hauteur d’homme, plutôt lentement. Mais que faisait ce médecin dans cette caserne ?

“Que fait un médecin dans une caserne ?” demanda-t-il.

“Il vient voir son fils”, dit l’autre, qui avait un fils au service militaire.

“Avec un stéthoscope, sans doute ?” dit l’écrivain avec humeur. Il vit les épaulettes se tourner vers le stéthoscope […]

Au moment précis où il pensait distinguer l’ombre d’une tête, la toute première manifestation d’un visage, l’autre écrivain dit : “Qui aurait cru que tu écrirais un jour une histoire de toubibs !”

L’écrivain ne répondit pas, de peur que tout ne s’évanouit.

 

« Le chant de l’être et du paraître »

Cees Nooteboom

Actes Sud, 1988