Toutes les histoires de vie sont folles. Avec une seule existence vous pourriez faire 100 récits et ne jamais mentir. Il suffit d’ajouter 1 témoignage, de déplacer un mot, de changer un regard, d’éclairer un seul aspect du réel enfoui.

 

La rhétorique, en donnant une forme verbale aux événements qu’elle raconte, structure l’intimité des individus.


Un récit, une seule phrase parfois, a torturé, démoli ou au contraire redonné vie au monde intime de blessés. Qu’elles nous tourmentent ou nous apaisent, pourrait-on vivre sans histoires ? 

 

Ce n’est pas grâce à la biologie que les êtres humains sont forts. On peut même trouver miraculeux qu’une espèce si faible ait pu conquérir autant d’espace sur la planète. Notre point fort, c’est l’artifice. Artifice du verbe qui nous permet de faire vivre ici, en agitant la langue, un monde ailleurs impossible à percevoir. Nos récits créent des merveilles, des œuvres d’art et des histoires bouleversantes. Nos récits créent des horreurs, des préjugés et des discours de haine.

 

Tout récit est vrai comme sont vraies les chimères : le ventre est d’un taureau, les ailes d’un aigle et les pattes d’un lion. Tout est vrai, et pourtant l’animal n’existe pas ! Le seul moyen d’accéder à l’autonomie, c’est de construire une chimère, une représentation théâtrale de soi. (…) Quand une donnée nouvelle modifie la charpente, la bête est invitée à changer de forme. (…) La manière dont autrui réagit modifie le style de son expression. (…) Le rôle de la chimère, c’est d’arranger les phénomènes afin de donner au monde une forme stable, momentanément.


Nous appelons chaos le bouillonnement de la vie que nous ne savons pas nommer et nous croyons à la chimère qui donne forme aux phénomènes que nous nous représentons (…) On ne peut pas se conduire raisonnablement dans un monde chaotique, car il est impossible de partir dans tous sens. Il faut donner forme au monde pour lui répondre et s’y comporter, il faut lui donner sens pour adapter une stratégie d’existence.

 

Pour historiser ce qui nous est arrivé, il faut un temps de latence, un délai qui qui permet de se retourner sur ce qui s’est passé afin d’en faire une représentation, une sorte de film intime où l’on revoit comment nos rencontres nous ont aidés ou enfoncés.


« Autobiographie d’un épouvantail »

Boris Cyrulnik

Odile Jacob - 2008